Qui crée la bastide ?

Les bastides objet de ce site sont voulues par les rois d’Angleterre et de France, ou quelques vicomtes restés autonomes (Béarn…).

Le choix du toponyme

Le nom de certaines bastides évoque cette volonté royale (Ville-réal, Lamontjoie-Saint-Louis…). Mais souvent un mandataire ou un lieutenant agit pour le prince : à l’occasion il donne son nom à la bastide (Libourne pour Roger de Leyburn, Hastingues pour John de Hastings…). Le nom donné peut encore évoquer la topographie (Beau-mont), les franchises accordées (Ville-franche) ou encore une ville étrangère célèbre (Grenade, Bruges, Geaune…).

Le choix du lieu

Le plus souvent, sur l’emplacement envisagé, rois ou vicomtes ne disposent pas librement des terres, car leur domaine propre (celui sur lequel ils ont la totalité des droits) est réduit. La plus grande partie de leur domaine se trouve “donnée en fief” à des abbayes ou à des seigneurs locaux [nous trouvons un équivalent dans le droit contemporain quand quelqu’un dispose d’une propriété “en usufruit”]. Il est donc nécessaire de consigner d’abord l’accord des parties dans un “acte de paréage”. Ainsi pour fonder la bastide de Nay, la vicomtesse Marguerite de Béarn doit passer un accord de paréage avec les religieux du Somport qui avaient acquis des droits sur cette portion du domaine : pour obtenir leur accord elle leur concède la moitié des redevances de la future bastide. Dans les pages consacrées à chaque bastide, nous avons parfois simplifié et indiqué seulement le commanditaire principal.

L’implantation sur le terrain

Sur le terrain, l’implantation se fait par des mesures à la perche. Certains textes mentionnent comme acte premier la mise en place d’un pal à partir duquel est tracé le plan au sol. En tous cas, l’usage d’une perche est attesté : le livre de coutumes d’Agen montre un arpenteur en action, il précise que celui-ci devait prêter serment de ne léser personne (Agen n’est pas une bastide mais ce texte et cette illustration montrent que cette méthode de délimitation était alors courante).

Arpenteur

L’arpenteur, miniature du livre de coutumes d’Agen (redessiné)

La charte de Lestelle (1335) spécifie que les lots seront mesurés “à la perche de Gan” (bastide située dans le même bailliage). Comme toutes les mesures médiévales, les dimensions des perches étaient sans doute en gros comparables, mais pas réellement égales dans les différentes seigneuries.

L’autre outil dont disposent les arpenteurs est la corde à 13 nœuds, permettant de tracer l’angle droit en repliant la corde selon un triangle rectangle de côtés 3, 4 et 5. Les arpenteurs médiévaux ont pu tracer des angles droits avec une précision de l’ordre du degré (La Bastide-Clairence), voire encore meilleure dans les cas les plus favorables (comme attesté au château de Vincennes).

Schéma corde à 13 noeuds

Utilisation d’une corde à 13 noeuds pour tracer un angle droit

Réglementer la vie collective

Les droits reconnus aux habitants sont mentionnés  dans une ‘charte de coutume’ ou ‘de fondation’. Elle comporte généralement plusieurs types de spécifications.

  • La langue des chartes est souvent le latin, langue juridique officielle de l’époque. Mais sont utilisés à l’occasion le vieux français ou des variantes locales des langues occitanes : Béarnais, gascon.
  • Le statut des habitants : ils seront placés sous la juridiction directe du fondateur (roi, vicomte…) par l’intermédiaire d’un bayle désigné par le fondateur : les habitants de Lamontjoie sont considérés comme sujets directs du roi, la maison du bayle puis un château affirment l’autorité royale à Molières. Généralement les habitants de la bastide seront considérés comme libres, c’est à dire non sujets à la taxe dite queste : les habitants de la bastide ont certes des droits à payer, mais ils restent libres de vendre leur bien et ne sont pas attachés à vie à leur terre comme dans le cas de la queste. Ils peuvent recevoir des droits équivalents à ceux attribués à des villes ; ainsi les habitants des bastides du Béarn reçoivent les mêmes droits que ceux accordés à la capitale Morlaàs, par exemple des garanties sont accordées en cas de dette (“les toits ne seront pas découverts”, charte de Rébénacq, 1347). Aux côtés du bayle, des jurats sont nommés pour administrer la bastide.
  • La justice : bayle et jurats pourront juger les délits mineurs, les délits majeurs relèvent de la cour du fondateur. Celui-ci perçoit les amendes de justice. Sont définies les peines associées à certains délits, dans des termes qui nous font sourire aujourd’hui, mais qui marquent un progrès dans la définition d’une justice au sens moderne du terme, notamment avec le rôle de l’enquête et des témoins, au détriment de pratiques ancestrales de violence privée ou de voies de fait, c’est donc un encadrement de la violence collective.
  • Un marché tel jour de la semaine, éventuellement une ou deux foires annuelles : le texte précise les taxes dues pour tenir étal, pour faire pénétrer dans la bastide animaux ou marchandises etc. Sont définies également les amendes dues en cas de fraude sur les pratiques commerciales.
  • Certains textes spécifient la dimension des surfaces accordées à chacun : espace pour une maison, pour un jardin (ici ou là appelé “casal“), terres à cultiver, éventuellement un espace pour de la vigne. Mais dans les cas où des documents plus complets nous sont parvenus, la comparaison entre la charte et les surfaces taxées conduit à penser que la charte n’indique qu’un taux d’imposition fiscal : on paiera 3 deniers pour un emplacement de 60 arases sur 20 arases à La Bastide-Clairence selon la charte de 1312, mais la somme due sera calculée au prorata de la surface réellement occupée.

Le début de vie de la bastide

Ainsi les livres de compte de Navarre dans les années 1340  montrent que pour la bastide de Clairanza (aujourd’hui La Bastide-Clairence),  des demi-places, quarts de place sont occupées, soit par suite du partage initial, soit par suite de reventes peu de temps après la fondation. Le fonctionnement de cette bastide prévoit le salaire annuel du bayle, il est prélevé sur les taxes perçues par le roi de Navarre. Vienne la collecte à être insuffisante, le roi est en dette vis-à-vis du bayle et continuera à lui verser les années suivantes une allocation, toujours prélevée sur les taxes annuelles.

Plan La Bastide-Clairence

La Bastide-Clairence (64) : un plan au perfectionnisme poussé réalisé par les capétiens en Navarre (détails en cliquant)

Différentes chartes donnent obligation aux habitants de construire dans un certain délai : le souci des fondateurs est bien de réaliser une occupation du terrain et/ou de recevoir les taxes afférentes et ils se donnent ainsi les moyens de réaliser leur objectif. Ceci n’empêche pas que certaines bastides resteront des échecs. Mais pour apprécier ceux-ci il convient de bien analyser quel était exactement le projet initial. Dans les cas où l’on ne prévoyait pas un habitat important, le simple maintien au fil des siècles des fonctions agricoles est un succès, même si l’on n’observe pas de nos jours une agglomération significative. En outre certains bourgs ont dû subir les assauts de guerres ultérieures (Pimbo rasé lors des Guerres de Religion), un abandon de site ou un déplacement du village sur la longue période de l’histoire ne signifie pas un échec dans les décennies qui ont suivi l’implantation.

Globalement, les bastides ont contribué à alimenter le tissu des chefs lieux de canton, bourgs et villages du Sud-Ouest. Mais cette vision doit être nuancée car les bastides n’ont représenté que 5 ou 6% des fondations de l’époque ; en outre la vision de bastides comme villes met l’accent sur les bastides comme lieux de centralité importants, ce qui est le cas pour un certain nombre d’entre elles, mais ces fondations “urbaines” ne couvrent qu’une partie des utilisations de ce vocable dans les textes médiévaux.